Auteur : Heracli Tzafestas

Posté le: 20 mars 2015

Commentaire initial : cet article constitue l’ouverture de ma présentation faite à la Bibliothèque des Riches Claires, de la Ville de Bruxelles, le 31 mars 2015. Il sera présenté dans sa version complète en avril 2015.

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Les fous du roi sont les bienvenus pourvu qu’ils puissent rire d’eux-mêmes

Cher Monsieur Onfray,

Plus de cent ans après son invention, où en est la psychanalyse ? Elle est certes en crise et à certains égards, c’est un juste retour des choses, pour trop souvent avoir vécu sur ses illusions, pour s’être assise sur ses certitudes, pour avoir soutenu son hégémonie thérapeutique… et pour bien d’autres raisons que vous soulevez au sein de vos ouvrages.

Mais faut-il l’éradiquer de la planète comme vous le proposez, sous couvert que Freud fût une crapule ? Peut-on envisager qu’elle puisse durer sous une forme re-pensée, forte d’un héritage qui contient non seulement de nombreuses errances mais aussi une formidable modélisation théorique et pratique ? Peut-il exister une psychanalyse ou des variations thérapeutiques psychanalytiques autour de ce que la théorisation freudienne avait de meilleur?

Dans son ouvrage « Psychanalystes, qu’avons-nous fait de la psychanalyse ? » Anne Millet nous rappelle que, de tous temps, les rois ont eu besoin de leur fou parmi leur cour. Le livre est écrit en mars 2010 et précède le vôtre, formulé la même année. C’est dire qu’elle ne vous répond pas mais qu’elle témoigne de tout un mouvement critique sur la psychanalyse, tel qu’entamé par les psychanalystes eux-mêmes – un mouvement critique venant de l’intérieur. Voici ses propres termes : « …sans les irruptions facétieuses du trublion qui rappelle le roi à sa propre mort, sans cette conscience ironique de lui-même, le roi a toutes les chances de se prendre pour le roi. Le fou a ceci de nécessaire que, sous couvert du rire et de la légèreté, il dit le grave et exprime le vrai. {…} La psychanalyse, une fois devenue reine, a-t-elle su garder la place pour ses fous ? » (1).

A cette question, vous nous répondez que : non, Freud n’a pas su garder la place pour ses fous. Alors pour rappeler qu’il est toujours temps de faire justice à l’histoire, vous vous êtes vous-même paré des oripeaux du trublion, en venant cracher la vérité à la face de Freud et des freudiens. Et dans vos livres « Le Crépuscule d’une idole – L’affabulation freudienne » (2) et L’« Apostille au crépuscule » (3), vous démonisez celui qui s’est pris – pour sûr, un peu trop au sérieux; qui a trop peu pris la peine d’écouter ses fous, et dans certains cas les a mis à mort (symboliquement parlant, s’entend). Et dans la foulée, vous démonisez de manière implicite, ceux qui l’ont suivi sur cette voie. Il est piquant de se rappeler que Freud soutenait avec sa théorie du refoulement, l’idée que c’est le retour du refoulé qui fait symptôme. C’est- à-dire l’idée que lorsque l’on sort quelque chose de désagréable par la porte, il revient déguisé par la fenêtre. Et vous voici, venant ou revenant, par la fenêtre comme d’autres l’ont fait avant vous, sous des termes quasiment identiques mais avec une tonalité différente (4). Freud en « prend pour son grade » qu’il a placé très haut, je vous l’accorde. Je ne vais pas lui éviter des critiques que je trouve amplement justifiées. Il n’empêche…

Il n’empêche que j’aimerais  placer votre critique dans une perspective différente. Dans son ouvrage nommé « Comment on écrit l’histoire », Paul Veyne (5) nous dit que faire de lhistoire exige de garder en tête qu’il y aura toujours des récits compossibles à partir de mêmes faits. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que nous avons beau accumuler les briques des faits objectifs, il nous restera toujours à y apporter notre ciment subjectif pour créer un récit – une intrigue nous dit-il, qui est une parmi d’autres (à moins d’occuper tous les points de vue possibles, de posséder le talent d’une vision panoptique, c’est-à-dire à moins d’être Dieu). Toute histoire, comme celle que vous produisez au sein de vos ouvrages est donc un récit parmi d’autres compossibles (le terme est de Veyne). Ainsi si l’on raisonne en termes de récits compossibles, ces récits ne s’excluent pas nécessairement. Ils peuvent très bien se compléter, se contredire, inviter à engager un débat non nécessairement sur les faits, mais sur la manière de les comprendre, de les éclairer…

Résumons donc: en vous appuyant sur des faits, vous faites un récit compossible engagé, avec une tonalité rageuse voire revancharde de la saga freudienne. Votre récit se termine par une motion pour l’éradication de la psychanalyse freudienne de la planète. Pour vous suivre, Freud a créé une psychanalyse certes. Mais elle n’a été que la sienne – sa propre psychanalyse, sans aucune portée universelle. Il n’aurait ainsi affirmé que du particulier ; rien qui puisse être entendu comme singulier. Rien qui ne puisse témoigner de manière plus large et quelque peu formelle ou systématique, de la condition humaine. Le « complexe d’Œdipe », par exemple ne peut que s’appliquer à Freud et à nul autre puisque c’est lui et nul autre qui rêvait de coucher avec sa mère et de tuer son père. Enfin, vous finissez au sein de votre « Apostille » par proposer en guise de remplacement de la psychanalyse freudienne, un exercice de nature philosophique, valable du point de vue thérapeutique : la psychanalyse existentielle.

J’aimerais discuter, au sein de cette présentation, les cinq idées suivantes, idées que je développerai autant que je le pourrais dans le cadre d’un exposé de quarante cinq minutes :

  1. Vous avez raison de situer la gravité des errements de Freud et du freudisme. Ils ont constitué un héritage qui a influencé l’histoire de la psychanalyse depuis lors. Il s’agit de le reconnaître. Je reprendrai quelques uns de vos arguments ou exemples, en y apportant ma tonalité.
  2. Les thèses freudiennes contenaient cependant quelque chose de singulier, témoignant d’une portée universelle à garder précieusement. J’aimerais garder le bébé et jeter l’eau du bain, une fois reconnu qu’elle pouvait certes être par moments, très sale.
  3. Même si depuis lors, certains psychanalystes ou thérapeutes s’enferment dans leur tour d’ivoire en psalmodiant des incantations freudiennes, voire lacaniennes, de nombreux autres ont repris cette singularité freudienne en la critiquant fermement, de manière à faire preuve d’empirisme et ainsi mieux épouser le réel.(6)
  4. J’aimerais faire un point sur la situation de la psychanalyse aujourd’hui, gardant à l’esprit que plus d’un siècle nous sépare de sa naissance.
  5. Je situerai  comment je vois « la psychanalyse » évoluer dans les années ou décennies à venir, optant pour une psychanalyse ouverte et créative, à la manière décrite par exemple, par Jacques Van Wynsberghe (7) tout en disant « un mot » sur votre psychanalyse existentielle.

La psychanalyse à venir gardera le meilleur d’elle-même: ses grands concepts qui ont irrigué l’ensemble du champ des sciences humaines. Elle saura écarter ce qui ne sert qu’à elle-même. Elle gardera le souci de la nécessité de se réinventer, en se laissant à son tour irriguer par d’autres disciplines. Elle adoptera une pratique plus accessible, souple, tenant compte des aléas de la vie du “patient contemporain” et de notre société post-moderne – pourvu qu’elle reste dans le cadre de son paradigme défini par quelques notions fondamentales et incontournables : inconscient, pulsion et transfert. C’est déjà work in progress mon cher Watson.

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(1)Millet, Anne, Psychanalystes, qu’avons-nous fait de la psychanalyse ?, Seuil, mars 2010, Paris.

(2)Onfray, Michel, Le Crépuscule d’une idole, Grasset, 2010, Paris

(3)Onfray Michel, Apostille au Crépuscule, Le livre de poche, 32325, 2010, Paris.

(4) Par exemple, en 2005, Le livre noir de la psychanalyse, dirigé par Catherine Meyer, aux éditions les Arènes, Paris. Sur un plateau de France 2, “Vous aurez le dernier mot” en avril 2010, Boris Cyrulnik vous disait que votre Crépuscule ” est celui d’un boxeur. Il est très bien écrit mais il n’apporte rien de plus à ce qu’a apporté Le livre noir…”. Mais par la suite, vous êtes parvenu à réconcilier vos points de vue au sein de votre CD audio commun Défense et critique de la psychanalyse, Frémeaux et Associés, Septembre 2011.

(5)Veyne, Paul, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971, Paris.

(6)En consultation privée, mais aussi dans les institutions où penser la souffrance et plus généralement « la condition humaine » est nécessaire sinon vital pour toutes les parties, y compris « les psys » eux-mêmes.

(7)Van Wynsberghe, Jacques, Pour une psychanalyse ouverte et créative, recensement d’articles écrits au sein de la Revue Psycorps, Editions le Phénix Bleu, avenue du directoire, 8, 1180 Bruxelles.