Auteur: Heracli Tzafestas
Posté le 12 janvier 2015
Commentaire initial: il s’agit ici d’une synthèse commentée du livre d’Helmut Rosa, “Aliénation et Accélération”, éditions La Découverte, janvier 2012.
Mots-clés: vitesse, accélération, “vie bonne” et aliénation, qualité d’expérience et temps “de qualité”.
Table
- Lire Rosa : une expérience puissamment rafraichissante
- Une existence accélérée et pourtant le sentiment de faire du sur-place : malaise dans la modernité tardive…
- Plongés dans un océan de choses à faire…
- Infrastructures sociales : les soubassements idéologiques de la vie post-moderne
- Rosa avec Socrate
Lire Rosa : une expérience puissamment rafraichissante
Lire Helmut Rosa constitue une expérience puissamment rafraichissante de 17 à 87 ans, en tous les cas pour ceux qui s’interrogent sur l’accélération technologique et sociale.
Qu’il suffise de lire les premières pages de son ouvrage « Aliénation et accélération – Vers une théorie critique de la modernité tardive », pour en avoir le coeur net : cahin-caha, Rosa avoue s’ennuyer en lisant de la philosophie et prie philosophes et professeurs de philo d’apporter urgemment des sujets qui « électrisent leurs auditoires » ; qui les électrisent parce qu’ils adressent des sujets actuels – au cœur de ce qui se produit pour eux « ici et maintenant », au cœur du social. C’est en cela aussi que Rosa fait de la philosophie dite sociale. Rosa fait constamment le joint entre faits sociaux concrets et pensée de ces faits. Bref, avec Rosa, on ne s’ennuie pas. Il y a un quelque chose de socratique, de nietzschéen et bien entendu de marxisant chez les penseurs de l’École de Francfort à laquelle s’affilie l’auteur – cette volonté d’en découdre avec les illusions de la modernité (chaque époque a connu sa « modernité », si l’on peut dire), cette volonté de prendre liberté par rapport non pas à un inconscient psychanalytique mais son pendant sociétal: les idéologies qui nous nous déterminent.
Une existence accélérée et pourtant le sentiment de faire du sur-place : malaise dans la modernité tardive…
Bref, penseur de l’accélération sociale, Helmut Rosa s’inscrit dans la ligne de l’École critique de Francfort (visant à penser le social et à poursuivre l’utopie d’un Homme libéré des entraves des idéologies d’autant plus actives que muettes). Il propose dans cet ouvrage une synthèse des arguments avancés dans son livre précédent (Accélération, 2010).
Sur l’établi de Rosa, il y a le sentiment de malaise et d’inquiétude que l’individu contemporain peut expérimenter au cours de son existence « accélérée ». Ainsi, l’aliénation nait selon Rosa des diverses formes d’accélération. Nous devons bien à la suite des penseurs de l’École de Francfort distinguer entre superstructures et infrastructures sociales. Les superstructures concernent les phénomènes perçus. L’infrastructure concerne ce que l’on pourrait appeler les « idéologies motrices ».
Rosa décrit les structures temporelles de la « modernité tardive » – soit pour le moins, nos superstructures actuelles sous l’angle d’une accélération qu’il définit à trois niveaux différents (bien que dans certains domaines, nous vivons une décélération massive – par exemple les bouchons de plus en plus fréquents ou le sentiment de faire du « sur place » alors que tout donne l’air d’accélérer) :
- L’accélération technique renvoie au rythme croissant de l’innovation dans les domaines des transports, de la communication et de la production (par exemple, le TGV ou Skype qui raccourcit les distances et le temps de manière drastique).
- L’accélération du changement social désigne l’augmentation de la vitesse à laquelle les pratiques en cours dans la société se modifient. Cette deuxième catégorie englobe ainsi les mutations touchant les institutions sociales, notamment la famille et le travail, dont la stabilité apparait de plus en plus menacée (par exemple, plusieurs mariages ou concubinages sur une vie, un nombre d’emploi multipliés par cinq ou dix l’espace de deux générations).
- Enfin, l’accélération du rythme de vie touche à l’expérience vécue des individus qui ressentent de plus en plus vivement que le temps leur manque ou leur est compté, dans la mesure où ils doivent « faire plus de choses en moins de temps ».
« Plongés dans un océan de choses à faire, nous repoussons sans cesse le moment où nous pourrons accomplir ce qui nous semble véritablement utile et important… »
En regard de cette expérience vécue, dans la mesure où notre environnement physique et matériel se modifie sans cesse, les lieux que nous occupons et les objets que nous utilisons nous deviennent de plus en plus étrangers : « Plongés dans un océan de choses à faire, nous repoussons sans cesse le moment où nous pourrons accomplir ce qui nous semble véritablement utile et important, au profit d’activités qui ne nous procurent qu’une satisfaction faible » :
« Nous devenons de plus en plus riches d’épisodes d’expérience, mais de plus en plus pauvres en expériences vécues (Erfahrungen). Nous vivons à un rythme effréné et accumulons les expériences, mais rares sont cellesqui laissent une trace en nous et pourraient nous permettre de construire une narration à partir de nos vies individuelles. »
Ainsi, l’accélération technique, en permettant d’accomplir certaines tâches plus rapidement, devrait en principe libérer du temps. Or, en pratique, il n’en est rien : la quantité de tâches que les individus doivent effectuer dans une journée a souvent augmenté au point que les gains de temps liés à l’innovation technique se trouvent annulés. L’envoi d’e-mails a beau être plus rapide que l’envoi de courriers par la poste, comme chacun doit entretenir une correspondance bien plus importante que par le passé, l’impression d’être submergé tend même à s’accentuer.
Mais qu’est-ce que l’aliénation ? L’aliénation c’est être un autre pour soi-même ; c’est renoncer à une part de soi-même qui était pourtant promise par les techno-sciences qui nous avaient promis une meilleure réconciliation avec nous-mêmes – avec ce que l’on pourrait appeler le bonheur. Nous sommes aliénés « à chaque fois que nous faisons “volontairement” ce que nous ne voulons pas vraiment faire ».
Infrastructures sociales : les soubassements idéologiques de la vie post-moderne
Quels sont les facteurs – les croyances, les valeurs indiscutables agissantes qui nous poussent à l’aliénation ?
Le premier et principal facteur est l’organisation des sociétés contemporaines autour d’une logique de compétition (ou de concurrence). Celle-ci rend les positions sociales occupées par les individus précaires et sujettes à une « négociation concurrentielle permanente », qui pousse chacun à une débauche d’énergie de plus en plus importante. Nous ne sommes pas obligés à la compétition, pourrions-nous penser. Mais ne serait-ce que pour maintenir son rang, faire du surplace c’est régresser socialement parlant.
La deuxième force motrice de l’accélération est « culturelle ». Il s’agit de l’idée selon laquelle une vie accomplie passe par la réalisation du plus grand nombre possible d’expériences et par le déploiement des capacités individuelles les plus étendues. Puisqu’il n’y a plus de promesse d’un au-delà meilleur qu’ici-bas, il s’agit d’accumuler les expériences bonnes. Mais une expérience « bonne » n’est-elle pas une expérience où l’on prend le temps de l’expérience ?
Enfin, le troisième et dernier « moteur » renvoie à ce qu’Hartmut Rosa nomme le « cycle de l’accélération ». Il faut entendre par là que les trois formes d’accélération analytiquement distinguées (accélérations technique, sociale et du rythme de vie) s’enchainent en s’entretenant l’une l’autre pour constituer une « boucle auto-alimentée ».
Rosa avec Socrate
Déambulant dans les rues d’Athènes au plus fort de la crise qui annonçait le déclin de la Grèce, Socrate interrogeait ses concitoyens sur des questions cruciales, pour lesquelles ils pensaient avoir des réponses. Il démontait les réponses toutes faites, il exhortait à penser l’éthique, la morale, la politique tout en n’ayant souvent d’autre réponse que la nécessité d’avoir une question de plus que de réponses. Je ne me souviens pas que Rosa reprenne Socrate dans ses développements. Il me semble cependant qu’il s’inscrit dans cette tradition du questionnement que nous devrions garder, cette exhortation à garder la fraicheur d’une pensée constamment renouvelée. Socrate interrogeait et s’interrogeait : « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que faire de la politique de manière juste ?,… ». Rosa vient nous sortir de notre sommeil engourdi par le tournis de la vitesse : « Qu’est-ce qu’une vie bonne aujourd’hui ? Qu’est-ce que l’accélération ? Qu’est-ce qui est aujourd’hui impensé et qui nous aliène d’une part précieuse de nous-mêmes ? »
Une exhortation à garder une question de plus que de réponses.